Art et technologie


"La tête invente, le coeur découvre" (A.Cravan)


 

L'informatique musicale est au confluent de deux disciplines : l'une fait partie du domaine artistique et l'autre scientifique. Je travaille dans cette branche, avec donc une double casquette, au sein de l'Ircam, institut créé il y a plus de 20 ans par Pierre Boulez justement avec cet objectif précis : rassembler en un même lieu et sur des projets communs scientifiques et musiciens.
Mon rôle dans cet institut est, essentiellement, de rendre possible un dialogue entre eux, d'essayer de trouver un langage commun. Ils n'ont pas nécessairement le même vocabulaire. Je dois donc exprimer les aspirations des artistes d'une façon qui permette leur réalisation, construire des outils ou des instruments qui répondent à leurs attentes.
En me situant à cette interface entre ces deux milieux : l'artistique et le scientifique, je suis à même de sentir une opposition forte entre ce qui relève de la Technique et ce qui relève de l'Art.
Quand on dit d'un artiste : "c'est un bon technicien", c'est toujours avec une nuance condescendante (comme si c'était péjoratif). On peut dire d'un acteur qu'il a une bonne technique, on dit encore "du métier", cela sous-entend en général le reproche d'un manque de sincérité, d'authenticité dans son jeu. Il y a deux composantes dans le jeu d'un acteur, aussi bien que dans celui d'un instrumentiste : une composante rationnelle, apprise : la "technique" et une composante plus personnelle, la "sensibilité". Ce qu'on peut remarquer à propos de cette dichotomie, pour répandue que soit cette façon de voir les choses, c'est qu'elle est relativement récente, elle date de l'époque romantique. Pourtant, si l'on reprend l'exemple de l'acteur, sa performance n'est rien d'autre que technique, il n'y a rien de naturel dans son jeu. Seul un long travail d'apprentissage de cette simulation qu'est l'incarnation d'un rôle peut donner cette illusion de naturel. Cette vision dépréciée de l'aspect technique des disciplines artistiques résulte d'une vision caricaturale, sentimentale, de l'art.
Avec cet arbitraire qui caractérise toute opposition manichéenne, notre société contemporaine oppose à tous les niveaux (de l'orientation scolaire aux milieux professionnels) le scientifique et l'artistique, le matheux et le littéraire, le technicien et le créateur. Cette opposition, en plus d'imposer une grille de lecture à la réalité (un tel étant plutôt littéraire ou plutôt scientifique sera donc plus à même de comprendre telle ou telle chose, plus à même de faire tel ou tel métier) crée une situation potentiellement conflictuelle entre les disciplines.
Je sens très souvent, dans ma position au sein de l'Ircam, le mépris que des artistes peuvent avoir, parfois, pour les techniciens (peut-être trop proches de la matière) et celui que les scientifiques peuvent avoir en retour pour les créateurs (sans doute trop loin de la réalité ...). Evidemment ce mépris va avec une certaine méconnaissance de ce qu'est l'autre, de ce que fait l'autre, avec aussi une forme de pensée simplificatrice, caricaturale. Je suis pourtant persuadé du caractère artificiel de cette opposition si courante.
Il n'y a pas tellement de distance entre les pratiques artistiques et les pratiques scientifiques. Les mathématiciens font au moins autant appel à l'intuition que les artistes. La rigueur avec laquelle sont construites les grandes oeuvres d'art est au moins aussi grande que celle à l'oeuvre dans une démonstration ou une théorie. On sait, depuis peu, que la prise en compte du spectateur n'est pas une prérogative de l'art, puisque dans la science contemporaine aussi on est obligé de tenir compte de l'observateur. Les cheminements sont comparables : des recherches, des expérimentations et finalement des découvertes. Picasso se place en inventeur, en troubadour donc, quand il proclame avec fierté : "je ne cherche pas, je trouve".
Si l'on peut trouver des différences entre art et science, ce serait dans la notion de progrés, dans celle d'universalité et dans celle d'exactitude. S'il y a bien un progrés dans les domaines de la connaissance et des possibilités technologique, il n'existe pas en art où l'on trouve une évolution. Alors qu'une théorie mathématique ou qu'une loi physique est valable partout dans l'univers, une oeuvre d'art, même la plus géniale, n'est valable que dans le cadre d'une culture donnée. On peut démontrer, vérifier ou falsifier une théorie donnée, on n'en voit pas d'équivalent pour une oeuvre.
Notre époque est à telle point dominée par la technologie (et en particulier celles de l'information) que l'on en arrive à parler de "technocratie". On peut se questionner sur la situation de l'art dans cette société technocratique. On voit bien que ces nouvelles technologies provoque des mutations assez profondes dans notre rapport au monde, quelles en sont les effets sur des pratiques artistiques ancestrales ? Peut-on craindre d'être dans la situation de ces peuples "primitifs" dont la culture a été annihilée par simple contact avec la "civilisation" ?
Il faut bien distinguer l'opposition technique/artistique avec l'opposition scientifique/littéraire. En effet, on ne doit pas confondre technique et science, sous peine de succomber à cette idéologie justement "technologique", avatar du scientisme, très répandue aujourd'hui. Le savoir n'est pas le savoir-faire. Si l'on s'en referre aux étymologies : tekhnê (le faire) s'oppose pour Platon à epistêmê (le savoir) et à phusys (la nature). On voit donc que la technique est du même côté que l'art, représentant des savoir-faire alors que de l'autre côté se trouve la connaissance. D'ailleurs le latin "ars" est justement la traduction de tekhnê.
Chaque époque a approté des nouveautés techniques qui ont enrichi le discours musical. On peut citer, enguise d'exemple, pour le XIXème siècle (particulièrement riche en innovations), le Saxophone d'Adolphe Sax, le piano d'Erard, le système Boehm pour la flûte. Ces nouveautés, en même temps qu'elles reflètent l'état des techniques de leur époque, répondent à des besoins précis de l'art musical à certaines étapes de son évolution. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ce n'est pas la technologie qui entraine la musique dans son sillage, ni non plus les rêves des musicines qui font évoluer directemetn les moyens d'expression, mais bien un processus plus complexe où ces deux mouvements coexistent.
Le fait, pour une musique, d'utiliser les techniques de son époque lui permet de l'inscrire dans son temps, et aussi, de profiter des progrés de ces techniques. C'est particulièrement vrai pour l'informatique, domaine toujours en pleine accélération. Cela lui permet également d'ouvrir de nouvelles voies, d'explorer des possibilités inconnues jusqu'alors.
Les techniques et derrière elles certaines sciences plus fondamentales ont également tout à gagner de ces applications artistiques. Ainsi elles peuvent tendre vers une "humanisation" plus grande. J'explique : aujourd'hui, les recherches les plus actuelles portent sur des sujets qu'on aurait, il y a peu, attribués exclusivement aux arts : sciences de l'émotion (aprés l'Intelligence Artificielle), étude du geste , .... D'ailleurs, si l'on remonte un tant soit peu en arrière, on peut presque dire que ce sont des préoccupations d'ordre esthétique qui ont présidé à la naissance des sciences de l'information (Cf MOLES, Abraham : Théorie de l'information et perception esthétique).

 On peut considérer l'informatique musicale comme un détournement des fonctions premières de l'ordinateur. Il n'était pas fait pour ça au départ ! Le fait de détourner de sa fonction un objet si quotidien me semble quelque chose de très sain. De toute façon, la création est toujours un détournement. Même en écrivant une pièce de musique purement instrumentale, on détourne d'une certaine façon l'instrument, sinon on n'écrirait pas d'oeuvre nouvelle.

 On parle de "musique assistée par ordinateur" comme si la musique avait besoin d'une assistance ! Je pense que c'est plutôt l'ordinateur qui aurait besoin d'être assisté pour devenir musical. Il a d'ailleurs besoin de beaucoup d'assistance pour en arriver là, il y a beaucoup de travail. C'est comme cela que je vois ma fonction d'"assistant musical" : bien sûr, il y a un travail, un dialogue à faire avec le compositeurpour l'aider à formaliser, à exprimer ses idées en fonction de l'ordinateur, le plus gros de la tâche est à accomplir avec l'ordinateur : on doit faire tendre la machine vers lhumain bien plus qu'amener l'humain vers la machine. Les machines doivent servir un art qui n'a pas besoin de tuteurs.
L'informatique a autant, sinon plus, à retirer de cette confrontation que la musique.
Quand même, la musique actuelle a des choses à apprendre de l'utilisation de l'informatique. La moindre n'étant pas celle ci : l'exigence d'une formalisation extrêmement poussée qui entraine un questionnement de l'artiste sur son art. J'explique : l'ordinateur étant complètement a-musical, n'ayant aucune intelligence propre, il faut, pour l'utiliser, tout lui définir, mais ce qui est implicite habituellement. En cela l'ordinateur a une fonction maïeutique. De même que, par exemple, l'intelligence artificielle a plus servi à "comprendre la compréhension" (Marvin Minsky) qu'à générer des cerveaux électroniques comparables à des cerveaux humains. Avant l'apparition de cet idiot absolu qu'est l'ordinateur, les linguistes pouvaient penser avoir une description assez bonne du langage, mais ils se sont vite aperçus qu'il restait encore pas mal de choses implicites

Finalement, les techniques informatiques appliquées aux pratiques musicales sont désormais partie intégrante de l'art des sons. L'art n'est aucunement en opposition avec les techniques utilisées. Ce qu'il reste à faire, c'est une esthétique de ces nouvelles formes d'art induites par les progrés de l'informatique.